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Contracts, Torts & Obligations

Intervention d'un tiers sur une chose défectueuse et responsabilité du fait des choses à l'encontre du gardien de celle-ci

La responsabilité est décidément une matière étonnante, source d'infinies surprises, et d'infinis dangers. Le droit s'y forge dans le magma des faits, les normes y sont extraites, encore chaudes, molles et indécises, du corps diffus et bouillant de la réalité. 

Un arrêt de la Cour de cassation, bien que déjà relativement ancien (5 novembre 2010, RG C.09.0486.N) illustre bien ces particularités, et les étranges retournements, les bougés, les effets d'optique dont est capable, eu égard à ces caractéristiques, l'institution de la responsabilité.   

Les faits sont simples, et répondent à un schéma qui peut se décliner à l'infini: une Commune était intervenue, sur une voie régionale, afin d'y obturer un trou susceptible d'endommager les véhicules et de mettre en péril la sécurité des usagers. Bien qu'ayant agi en vertu d'une obligation légale lui incombant en propre, au titre de la sécurité qu'elle est tenue d'assurer aux voies de circulation traversant son territoire (obligation expressément consacrée par la Nouvelle loi communale), la Commune entendait récupérer, à charge de la Région, propriétaire et gardienne de la route, et donc responsable de son entretien, la dépense exposée. Elle se fondait, pour ce faire, sur l'article 1384, alinéa 1er de l'ancien Code civil, et sur le principe général de la responsabilité du fait des choses que la jurisprudence a progressivement extrait de cette disposition, il y a longtemps déjà. 

Les juges du fond suivirent cette thèse, considérant que la dépense de la Commune constituait  effectivement un dommage en lien causal direct avec la défectuosité de la route. Ils précisèrent que le fait que la Commune soit intervenue en vertu d'une obligation propre n'empêchait pas de considérer que la dépense engagée constituât un dommage, réparable au titre de cette responsabilité. 

La Région ne l'entendit pas de cette oreille et, estimant que la Commune ne pouvait être regardée comme une partie directement préjudiciée par un vice de la route, introduisit un pourvoi en cassation. 

Celui-ci fut rejeté par la Cour, qui considéra que les juges d'appel avaient valablement motivé leur décision, en tenant la dépense engagée pour un dommage, d'une part, en précisant que le fait que ce dommage ait été encouru en exécution d'une obligation propre n'excluait pas de considérer que la Commune était une partie directement préjudiciée par le vice de la chose, d'autre part. En préambule de cette constatation, la plus haute juridiction du Royaume énonce, dans un considérant de portée générale, que le fait que la partie préjudiciée soit intervenue en vertu d'une obligation légale ou contractuelle (et ait donc posé, dans le fond, un acte juridique) n'exclut pas que cette intervention reçoive le qualificatif de dommage, pourvu qu'il ne résulte pas de la convention ou de la norme légale concernée que la dépense ou les travaux à effectuer doivent être définitivement laissés à charge de celui qui est tenu de les exécuter. Séduisante affirmation, mais bien singulière au regard de la théorie du dommage !  

A notre estime, cette considération est inexacte, et illustre précisément les dangers de l'étroite mixité de fait et de droit qui se joue dans le droit de la responsabilité, telle que nous l'évoquions en préambule de notre commentaire: la Cour mélange en effet, à notre estime, le dommage, qui est toujours un fait juridique, et l'exécution d'une obligation, qui est toujours un acte juridique, et qui ne peut dès lors comme telle constituer sérieusement un dommage au sens du droit de la responsabilité, quand bien même cette obligation prévoirait une possiblité de recours à charge d'un tiers (ce qui ou bien ne change strictement rien à l'affaire ou bien revient à nier l'existence de même de l'obligation, en invitant à considérer, dans le cadre d'une intreprétation d'ensemble, que celle-ci incombe dans le fond uniquement au tiers visé par le recours). Il suit de ces considérations, et de la nécessité -absolument fondamentale- de bien distinguer le fait du droit, le fait juridique de l'acte juridique (ce dernier postulant la production d'effets juridiques, éteindre une obligation par exemple, en l'exécutant), que l'exécution d'une obligation propre, légale ou contractuelle, ne saurait jamais constituer un dommage au sens du droit de la responsabilité -sauf à violer la notion de dommage au sens de ce droit. 

Admettre l'inverse revient à laisser infuser le droit dans le fait, à les mêler l'un à l'autre, à les laisser se corroder l'un l'autre, et à succomber à cette tentation et à ce péril particulièrement intenses dans le droit de la responsabilité, qui voit se cotoyer intimement, entretenir une étroite proximité ces deux grands pans de l'univers-droit, comme si la responsabilité était le lieu, la marmite en fusion où s'opère, à partir d'un magma encore indistinct, la fabrication du droit, de la norme, du concept. Cette proximité étroite, ce mélange intime du fait et du droit impliquent, en ce domaine, la mise en oeuvre d'une vigilance toute particulière, pour éviter les biais optiques et demeurer toujours en mesure de tenir avec constance la ligne de démarcation essentielle qui sépare le fait du droit. 

La Commune avait engagé une dépense en raison du vice de la route, celle-ci était sans nul doute récupérable contre le propriétaire et gardien de la voirie, mais certainement pas sur le fondement de l'article 1384, alinéa 1er du Code civil et de la responsabilité du fait des choses. Aurait-on oublié, déjà, qu'il existe dans notre droit positif une institution remarquable nommée "gestion d'affaires", et qui pourrait servir de fondement tout à fait approprié pour ce genre de recours (voyez cependant sur la nécessité pour le gérant d'affaires d'agir en dehors de toute obligation légale ou conventionnelle, qui demeure discutée comme condition de la gestion d'affaires: P. VAN OMMESLAGHE in DE PAGE, Traité de droit civil belge, Les obligations, volume 2, n° 736, pp. 1087 et suivantes) ? A tout le moins, il nous semble que le mandat (forcé, en l'occurence, car dérivant de la loi, mais le droit positif consacre bien des exemples de pareils mandats forcés), permettrait de fonder la solution. Quant à la responsabilité, elle nous paraît en tout hypothèse exclue, chaque fois que le dommage vanté est la résutante de l'exécution d'une obligation: ce n'est pas tant que le lien de causalité se trouve rompu (par application de la théorie parfois avancée de l'interruption du lien de causalité, qui n'est pas compatible avec la théorie de l'équivalence des conditions), mais qu'en réalité un même fait ne peut -sauf à défier la logique, qui est le dernier ferment de la cohérence du système juridique- constituer simultanément l'exécution d'une obligation et l'expression d'un préjudice au sens du droit de la responsabilité. C'est donc bien au niveau du dommage -et non du lien de causalité- que se situe l'obstacle dirrimant, décisif, à l'invocation de la figure de la responsabilité pour permettre à celui qui s'est acquitté de son obligation d'en récupérer le coût à la charge de celui à qui cette exécution a profité.   

 

Olivier Creplet 

 

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